Préface pour la traduction française du livre de Mme Bouthaïna Chaaban : « Décennie avec le Lion de Damas »
janvier 27, 2022
Publié par Candide le 27 janvier 2022 dans Chroniques
Par Michel Raimbaud
Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est premiere-de-couverture-2-1.png
Mon ami Ahmed Manai, respecté Président de l’Institut Tunisien des Relations Internationales, fervent militant des causes arabes et en particulier de la cause syrienne, m’a demandé de préfacer la traduction française de cette « Décennie avec le Lion de Damas », racontée, disséquée et commentée par Mme Bouthaïna Chaaban. Mesurant l’honneur qui m’est fait, j’ai accepté avec plaisir. Mais je ne me cache pas la difficulté de l’exercice dans les circonstances actuelles : de l’Atlantique à l’Asie Centrale, en Syrie et au Levant notamment, il y a d’excellentes raisons pour que toute réflexion, analyse ou interprétation à connotation « politique » en provenance du « pays des lumières » soit accueillie avec suspicion. S’agissant d’un livre voué à devenir une référence pour les francophones et d’une écrivaine qui est à la fois témoin, acteur et partie prenante dans les événements relatés et analysés, le défi est redoutable…
Madame Bouthaïna Chaaban est trop connue pour être présentée. Néanmoins, sans mésestimer les capacités du lecteur à replacer toute séquence dans son contexte chronologique, on rappellera que la décennie 1990/2000 dont traite l’ouvrage est celle des dix dernières années de la présidence et de la vie de Hafez Al Assad, ce « Lion de Damas » (Assad signifiant « lion » en arabe) dont elle était proche collaboratrice, avant de devenir conseillère du Président Bachar Al Assad depuis son entrée en fonctions, en juillet 2000.
Cette période coïncide avec la phase initiale du « moment unipolaire américain ». C’est en effet à la faveur des évènements qui à partir de la chute du Mur de Berlin (novembre 1989) conduisent à la dislocation du Pacte de Varsovien puis à la disparition de l’URSS, annoncée officiellement le 25 décembre 1991 par un Gorbatchev démissionnaire, que les Etats-Unis se retrouvent dans une position qu’ils n’auraient pas osé imaginer même en rêve. Pourtant, si ce cadeau du Père Noël a de quoi les enivrer, les dirigeants messianistes déjà très influents dans l’appareil du pouvoir américain hésitent : que faire de cette nouvelle hégémonie sans partage ? La réponse va venir de Francis Fukuyama. Ce penseur dans le vent, qui a lancé en 1989 (dans la revue National Interest) l’idée d’une « fin de l’histoire » assimilée au triomphe du libéralisme, publie en 1992 ce qui sera la Bible des néoconservateurs : « La fin de l’Histoire et le Dernier homme ».
C’est ainsi que « le plus puissant empire que la terre ait porté » s’installe dans l’illusion qu’il a devant lui et pour lui l’éternité, bien qu’il y ait encore parmi les dirigeants de Washington des nuances d’approche entre républicains et démocrates, entre Bush Senior qui occupe la Maison-Blanche au début de la décennie, et le démocrate Bill Clinton qui règne de 1993 à 2001.
Cette période de rodage a été porteuse de toutes les incertitudes, notamment au Proche et Moyen-Orient « élargi », et la Syrie l’a vécue en première ligne. De l’ex-Yougoslavie à l’Irak et au Soudan (à partir de 1991) ou en Somalie (de 1992 à 1994), l’Empire procède aux grandes manœuvres annonçant la future « guerre contre la terreur », qui sera déclarée après les attentats de septembre 2001 par l’inoubliable Georges W. Bush, successeur de Clinton, et son projet de « normalisation » du « Grand Moyen-Orient ». Ces deux défis lancés au monde par la « puissance indispensable » seront en fait le prélude à l’offensive générale des prétendues « révolutions » qui dix ans plus tard mettront à feu et à sang une bonne partie de la ceinture arabo-musulmane, de l’hiver 2010 jusqu’à aujourd’hui.
C’est au moment où débute le « moment unipolaire » que Mme Bouthaïna Chaaban officialise en quelque sorte son entrée dans la vie publique, et elle le fait à bonne école puisqu’elle a été remarquée par le Président Hafez al Assad. Nul ne connaissant l’avenir, elle ne sait sans doute pas que ce « premier » épisode va durer dix ans et la porter vers les sommets. La « Décennie avec le lion de Damas » n’aurait jamais vu le jour sans cette ascension d’exception. Mais là n’est pas mon propos….
Ce livre passionnant m’a…passionné. Puissent les quelques réflexions inspirées par sa lecture ne pas trahir la pensée du « Lion » ou l’esprit dans lequel Mme Chaaban a écrit sa relation d’une page d’histoire toujours brûlante d’actualité.
S’il y a une unité et une continuité flagrantes entre les trois phases précédemment mentionnées, c’est qu’elles ont en commun d’être marquées par une rupture radicale avec le paysage de la guerre froide : suite au sabordage de l’URSS, « la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle » (dixit Vladimir Poutine), le monde a brutalement et sans préavis changé de base. Mais le coup de théâtre ne dévoilera que peu à peu ses effets et ses méfaits. Pour le dire autrement, on ne réalisera que progressivement l’ampleur du bouleversement inattendu et son impact sur la vie internationale. D’une décennie à l’autre, il y aura ainsi une escalade de l’arrogance et de la démesure.
La première phase, qui fait l’objet de l’ouvrage (1990/2000), est marquée par l’ambigüité qui caractérise toute transition. Sous l’impact de la rupture, certaines constantes s’exacerbent, notamment le caractère fusionnel de plus en plus exclusif de la relation de l’Amérique avec Israël et sa tendance irrépressible à diviser le monde entre « nous » (les bons) et « eux » (les méchants), entre amis et ennemis, mais aussi la dérive d’une puissance « si bonne » qui se comportera de plus en plus souvent comme un Etat hors-la-loi, sous prétexte de combattre les « Etats-voyous ».
Publicités
Report this AdConfidentialité
Dans le même temps, l’influence des neocons n’a pas encore envahi l’Etat profond, ce qui laisse des plages de bon sens dans la politique de Washington. On notera toutefois que, si la diplomatie et la négociation ont de beaux restes, tous les Etats n’ont pas droit à cette ouverture, réservée à ceux qui sont perçus comme ayant donné des gages de bonne volonté, étant « avec nous » et non « contre nous », au gré des présidents qui vont se succéder à la Maison-Blanche. George Bush Senior, patricien républicain classique, est sensible aux sirènes des fanatiques, mais en gentleman bien élevé il tentera encore de négocier avec la Syrie, dès lors que celle-ci semble avoir répondu au critère ci-dessus.
Bill Clinton ne raisonnera guère autrement. Globalement, son approche n’est pas très différente de celle de Georges Bush, à en juger par sa posture brutale dans la traque des pays arabo-musulmans déjà mis à l’index….en fonction de leur position sur l’invasion du Koweit par l’Irak en 1990, de leur soutien ou leur opposition à Saddam Hussein et de leur participation ou de leur hostilité à la « coalition internationale » dirigée par Washington. Ce n’est pas la position de fond de Hafez al Assad sur ce préalable, telle que l’expose clairement Mme Chaaban (sanctionner le fait que l’Irak a refusé de respecter les règles inscrites dans la charte de la Ligue Arabe….et le droit international), et portée à la connaissance de Saddam Hussein en 1990, qui motivera la tentative de négociation de Georges Bush ou qui incitera Bill Clinton à ouvrir le dialogue, mais la décision prise en conséquence par le président syrien de participer à la coalition contre l’Irak. D’où la singularité de l’épisode : malgré les apparences, de Bush Senior à Georges W. Bush, la philosophie d’ensemble reste donc à peu près identique, mais la personnalité et la stratégie globale de Hafez al Assad (fermeté, suite dans les idées, ouverture relative) trouveront un écho manifeste chez Bill Clinton, qui sera attentif aux thèses syriennes : confiance et respect mutuel, sympathie à double sens entre les deux présidents et leurs envoyés, lettres, messages téléphoniques, visites, sommets.
Le présent ouvrage le met parfaitement en évidence, Clinton verra dans cette Syrie « de bonne volonté » un acteur indispensable de la paix dans la région et recherchera, honnêtement semble-t-il, et avec constance au long de ses deux mandats, une solution de paix globale incluant toutes les parties concernées et respectant les conditions légitimes posées par Hafez al Assad. On peut voir dans cette approche (exceptionnelle) de la Maison-Blanche un « hommage » implicite à la position sans concessions, mais « ouverte », du président syrien en faveur d’une paix juste et globale entre Israël et les pays arabes, à condition que Tel-Aviv s’engage d’abord à restituer tous les territoires occupés. La position de Damas sera rappelée à toute occasion aux pays de la Ligue Arabe, y compris à ceux apparemment sensibles aux sirènes de la normalisation avec Israël, aux organisations palestiniennes et à Arafat lui-même, aux Israéliens, aux Etats-Unis et à la « communauté internationale ». Reprise à l’identique par le Président Bachar Al Assad, elle s’inscrira dans les gènes de la diplomatie syrienne, restant valable jusqu’à aujourd’hui.
Mme Chaaban rappelle avec éloquence ces principes à chacun des épisodes du long processus engagé avec le « médiateur « américain » puis avec la partie israélienne, jusqu’à la conférence de Madrid. Elle voit dans les échecs successifs (notamment les accords d’Oslo) la meilleure illustration de la pertinence des dits principes : c’est leur non-respect ou leur oubli par les partenaires arabes, palestiniens, jordaniens, égyptiens, qui est à l’origine de leurs échecs et de leurs déceptions. On citera ici ces quelques fondamentaux :
Syrie-Palestine : même combat. La centralité de la cause palestinienne dans la politique syrienne est incontournable. La Syrie défend les intérêts palestiniens comme une cause arabe commune et comme une cause syrienne : de la même façon qu’elle exige pour elle-même la restitution immédiate, totale et inconditionnelle du Golan, elle réclame le retour immédiat, global et sans conditions des territoires palestiniens occupés à leurs propriétaires légitimes. La Palestine est un pan de territoire arraché à la Syrie.
Le front arabe ne devrait jamais être rompu et il ne saurait y avoir de paix séparée, celle-ci étant précisément la solution que souhaite Israël en toute circonstance, depuis toujours, et celle que Washington privilégie spontanément. Les Etats arabes qui ont cru faire une bonne affaire en transgressant cette règle l’ont toujours chèrement payé : Sadate aux accords de Camp David s’est isolé et a trahi ses partenaires arabes. Il l’a payé de sa vie. Malgré tout le respect que l’on doit à l’icône Yasser Arafat, on est tenté de faire un parallèle entre le « coup » de Camp David et le « coup » des accords d’Oslo par lesquels l’OLP avait signé un marché de dupes, après avoir engagé des pourparlers secrets et parallèles, sans avertir le partenaire syrien alors en pleine négociation officielle à Madrid avec les Israéliens. La moralité de l’histoire, c’est qu’il ne faut pas de paix à tout prix, pour le plaisir fugitif de la photo-souvenir sur les pelouses de Camp David ou de la Maison-Blanche. La normalisation arabo-israélienne sous pression américaine et en ordre dispersé est un processus désastreux pour les Arabes.
Le fait accompli n’existant pas tant qu’il n’est pas accepté par la partie qui en est la victime, il vaut mieux, affirme avec clairvoyance Hafez Al Assad, léguer à ses successeurs une cause à régler plutôt qu’un accord de paix au rabais, honteux et irréparable, synonyme de défaite, une transaction qui ne peut déboucher que sur des guerres sans fin. En règle générale, il ne faut jamais conclure un accord avant d’avoir établi un rapport de forces…
Je m’en tiendrai à ces commentaires, espérant ne pas avoir travesti la stratégie de Hafez Al Assad à laquelle la diplomatie syrienne est restée fidèle, par vents et marées.
En tout état de cause, la narration et l’analyse précise des évènements qui ont marqué la « décennie » de Mme Chaaban avec « le Lion de Damas » seront assurément des éléments précieux pour démontrer comment la fidélité à des principes justes au fil des années de tempête et de plomb et le refus de céder aux pressions ou aux tentations d’obtenir une paix à tout prix ont permis à la Syrie de résister. On comprendra alors combien il est légitime qu’elle en perçoive le bénéfice. Or pour Damas, quelle meilleure récompense pourrait-il y avoir que la renaissance d’un « front uni de la résistance » au sein du nouvel ordre international en gestation, un ordre qui pourrait bien sinon « oublier » les Arabes ?
Michel Raimbaud