DÉCLIN OU CHUTE DE L’OCCIDENT,POURQUOI?
novembre 26, 2012
Par Pr Chems Eddine CHITOUR
«Le but de la civilisation, c’est la culture et le luxe. Une fois ce but atteint, la civilisation se gâte et décline, suivant en cela l’exemple des êtres vivants.» Ibn Khaldoun.
Les signes d’un craquement de l’hégémonie occidentale commencèrent à poindre à l’horizon
Assiste-t-on à la chute de la civilisation occidentale? La civilisation occidentale est-elle supérieure aux autres civilisati-ons? Telles étaient les questions que le journaliste Franz-Olivier Giesbert a posé à ses invités le 23 novembre sur France 5. Il était entouré d’intellectuels défendant des courants de pensée différents avec notamment Alain Finkielkraut et Abdennour Bidar. On sait que le thème du déclin de l’Occident est un thème récurrent, même Kissinger, dit-on, était préoccupé par les causes de la chute de l’Empire romain.
Bien avant,le père de la sociologie Ibn Khaldoun, philosophe maghrébin du Moyen Âge- superbement ignoré en Occident par une doxa de l’exclusivité du magister dixit- dans son oeuvre magistrale «La Muqqadima»,«Les prolégomènes», avait pointé du doigt l’évolution des civilisations qui passent par trois stades, l’avènement, l’apogée et le déclin. Ainsi analyse-t-il le déclin de la civilisation musulmane comme un lent et long délitement, le centre ayant de moins en moins de prise sur le périphérique. Ce qui a dû se passer pour l’Empire perse, l’Empire romain et plus tard l’Empire ottoman.
« Le Déclin de l’Occident » est un essai d’Oswald Spengler. Il y développe une synthèse historique qui rassemble tout à la fois, l’économie et la politique, les sciences et les mathématiques, les arts plastiques et la musique. Il fut traduit en français par son ami le philosophe algérien Mohand Tazerout en 1948. Cette oeuvre analyse l’histoire en distinguant des grandes cultures historiques qui, semblables à des êtres biologiques, naissent, croissent, déclinent et meurent. Il développe une vision cyclique ou «sphérique» de l’Histoire. Chaque culture est déterminée par son héritage, ses valeurs et son sentiment du destin.(1)
Pourquoi l’Occident décline?
Il nous faut parler d’abord de la construction de la suprématie occidentale. Tout est parti des anciens ou de l’actuelle doxa occidentale réputée infaillible D’ailleurs son avatar: le pouvoir colonial l’a bien compris, pour asséner des vérités qui ont force de parole d’Evangile.
A titre d’exemple, l’histoire du pays colonisé est niée et rasée au profit d’une nouvelle histoire, une nouvelle identité, voire une nouvelle religion… Cela va même plus loin, la religion chrétienne est convoquée et mise au service de l’entreprise coloniale. Lisons ce morceau d’anthologie attribué au roi des Belges qui recommande aux missionnaires d’inculquer aux Noirs du Congo: «Vous veillerez à désintéresser les sauvages de leur richesse dont regorgent leur sol et leur sous-sol. Votre connaissance de l’Evangile vous permettra de trouver facilement des textes recommandant aux fidèles d’aimer la pauvreté. Par exemple: «Heureux les pauvres car le royaume des cieux est à eux»; «Il est difficile aux riches d’entrer aux cieux» Vous ferez tout pour que les nègres aient peur de s’enrichir. Apprenez aux jeunes à croire et non à raisonner…» (2)
Ce discours résume à lui tout seul les vérités sur la suprématie de l’homme blanc et le mythe de la race supérieure. On l’aura compris, des clichés, des préjugés et des dogmes.
D’où vient cette hégémonie qui fait que l’Occident est le seul dépositaire de sens?
Il est courant d’admettre que l’Occident est parti à la conquête du Monde après la première révolution industrielle. En fait, il serait plus indiqué de remonter dans le temps pour s’apercevoir que l’hégémonie occidentale a débuté après ce qu’on appelle dans la doxa occidentale «Les Grandes découvertes». Prenant la relève d’un Orient et d’une civilisation islamique sur le déclin, et au nom de la Règle des trois C – Christianisation, Commerce, Colonisation, il mit des peuples en esclavage. Il procéda à un dépeçage des territoires au gré de ses humeurs sans tenir compte des équilibres sociologiques que les sociétés subjuguées ont mis des siècles à sédimenter. Pendant cinq siècles, au nom de ses «Droits de l’Homme» qui «ne sont pas valables dans les colonies» si l’on en croit Jules Ferry, l’Occident dicte la norme, punit, récompense, met au ban des territoires qui ne rentrent pas dans la norme. Ainsi, par le fer et par le feu, les richesses des Sud épuisés furent spoliées par les pays du Nord. (3)
Bien plus tard et après l’implosion de l’empire soviétique, ce fut la fin de l’histoire selon le mot de Fukuyama avec une pax americana qui paraissait durer mille ans. Une étude du Pnac (Programme for New American Century) recommandait de chercher un motif pour relancer l’hégémonie américaine d’une façon définitive, L’arrivée du 11 septembre fut pain bénit. Le Satan de rechange tombait du ciel, l’Islam. Ainsi, furent organisées les expéditions punitives que l’on sait, un peu partout, semant le chaos, la destruction et la mort. (4)
Cependant, les signes d’un craquement de l’hégémonie occidentale commencèrent à poindre à l’horizon. Des voix inquiètes commençaient à douter de la pérennité du magister occidental. Ce n’est pas l’avis de la CIA qui a publié un rapport intitulé: Le monde en 2025. On constate une prise de conscience d’une nouvelle donne à la fois démographique, économique, financière et même dans une certaine mesure, pour la première fois, les Américains reconnaissent qu’ils ne seront plus les maîtres du monde! (5)
Pourtant et malgré cela, «l’Empire» ne se laisse pas faire. Les tenants de la «théorie de l’empire global» considèrent les événements politico-économiques internationaux survenus depuis 1989 comme témoins de la transition de l’humanité vers un «empire global», un ordre mondial polarisé autour d’une seule puissance: les États-Unis. Brzezinski estime que les États-Unis devront s’allier avec l’Europe pour dominer l’Eurasie.
A l’autre bout du curseur concernant l’avenir du Monde, le besoin d’équilibre et la multiplicité des visions, nous trouvons l’analyse lumineuse de l’ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani qui décrit le déclin occidental: recul démographique, récession économique et perte de ses propres valeurs. Il observe les signes d’un basculement du centre du monde de l’Occident vers l’Orient. (Citant l’ouvrage de l’historien britannique Victor Kiernan «The Lords of Humankind, European Attitudes to the Outside World in the Imperial Age» qui avait été publié en 1969, lorsque la décolonisation européenne touchait à sa fin. Victor Kiernan qui écrivait: «La plupart du temps, cependant, les colonialistes étaient des gens médiocres mais en raison de leur position et, surtout, de leur couleur de peau, ils étaient en mesure de se comporter comme les maîtres de la création. Même si la politique coloniale européenne touchait à sa fin, l’attitude colonialiste des Européens subsisterait probablement encore longtemps.» (6)
«En fait, poursuit Kishore Mahbubani, celle-ci reste très vive en ce début de XXIe siècle. Souvent, on est étonné et outré lors de rencontres internationales, quand un représentant européen entonne, plein de superbe, à peu près le refrain suivant: «Ce que les Chinois [ou les Indiens, les Indonésiens ou qui que ce soit] doivent comprendre est que…», suivent les platitudes habituelles et l’énonciation hypocrite de principes que les Européens eux-mêmes n’appliquent jamais. Le complexe de supériorité subsiste. Le fonctionnaire européen contesterait certainement être un colonialiste atavique. Comme l’écrit Mahbubani: «Cette tendance européenne à regarder de haut, à mépriser les cultures et les sociétés non européennes a des racines profondes dans le psychisme européen.» (6)
Ce que Mahbubani attaque, c’est l’anomalie absurde d’un pouvoir mondial occidental envahissant et persistant dans un monde sujet à des changements fondamentaux à la marche vers la modernité, devant le repli dans des forteresses et le triomphalisme occidental. Mahbubani reproche à l’Europe sa myopie, son autosatisfaction et son égocentrisme. Pour lui «le moment est venu de restructurer l’ordre mondial», que «nous devrions le faire maintenant».
L’Occident est dans l’incapacité à maintenir, à respecter et encore plus à renforcer les institutions qu’il a créées. Et l’amoralité avec laquelle il se comporte sape davantage les structures et l’esprit de la gouvernance mondiale. (7)
Décadence? Le mot évoque le destin de l’Empire romain avec sa chute, ou son déclin, tout dépend du sens que l’on accorde à ce moment de l’Histoire.
Pour Margerite Yourcenar qui évoque la décadence: «Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir ou à définir. Mais nous avons appris a découvrir ce gigantisme qui n’est que la contrefaçon malsaine d’une croissance, ce gaspillage qui fait croire à l’existence de richesses qu’on n’a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d’en haut, cette atmosphère d’inertie et de panique, d’autoritarisme et d’anarchie, ces réaffirmations pompeuses d’un grand passé au milieu de l’actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés, perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages.» (8)
Le retour du religieux responsable du chaos?
On dit que le déclin occidental est du à la sortie de la religion. «Cet imposant retour du religieux au sein de notre société pourtant théoriquement sécularisée depuis la loi de 1905 sur ladite laïcité, André Malraux l’avait anticipé: «Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux», déclara-t-il le 21 mai 1955. Une manière de répondre, implicitement, à Friedrich Nietzsche lorsque celui-ci proclama, dans le préambule d’«Ainsi parlait Zarathoustra» (1885), la mort de Dieu. La mort de Dieu, vraiment? (…) Cette métaphore nietzschéenne, destinée à illustrer à quel point le véritable sens du divin était en train de s’éclipser à l’horizon de notre bien rétrograde monde, énonce une vérité qui, pour provocante et peut-être même excessive qu’elle soit, n’en demeure pas moins interpellante, sinon pertinente: oui, Dieu est mort! (…)
L’explication ultime, en même temps que sa véritable portée théologique, s’en trouve formulée dans le non moins fameux paragraphe 125 de son «Gai Savoir» (1882): «Dieu est mort! Dieu reste mort!», s’y écrie en effet, Nietzsche. Mais il y ajoute aussitôt, d’une sentence définitive: «Et c’est nous qui l’avons tué! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu’à ce jour a saigné sous notre couteau;… qui nous nettoiera de ce sang?» (…) le même Nietzsche écrit:
«On rapporte encore que ce fou entra le même jour en diverses églises et y entonna son Requiem aeternam Deo. Expulsé et interrogé, il n’aurait cessé de répondre toujours la même chose: «Que sont donc encore les églises sinon les tombeaux et les monuments funèbres de Dieu?» (9)
On le voit partout, la foi s’est refroidie en rites et elle est instrumentalisée. «C’est dire si la très sévère critique que Jean Soler, historien des religions, adresse au fil de son oeuvre, à l’encontre des trois grands monothéismes, notamment dans son tout récent «Qui est
Dieu?» s’avère fondée. Il y explique pourquoi cette croyance en un Dieu unique induit aussi souvent, lorsqu’elle exclut toute tolérance à l’égard des autres façons de penser Dieu, l’extrémisme et la violence.
Il n’est pas jusqu’à l’un des plus prestigieux théologiens de l’Islam moderne, Mohammed Iqbal (1873-1938), que d’aucuns considèrent comme le «Luther de l’Islam», qui ne la posât explicitement, dès 1905..».(9)
Et en Algérie? Nous sommes aussi par mimétisme ravageur en décadence sans avoir rien produit sinon copié outrageusement les travers d’un Occident ravageur du sens qui nous lisse dans le sens du dépenser sans penser. La décadence en Algérie, ce sont les dépenses inutiles. Ce sont ces joueurs payés à prix d’or et qui sont là pour anesthésier les jeunes pendant que le système gagne du temps et perdure ces «stars» qui roulent aussi sur deux neurones. La décadence, ce sont les fabuleux profits mal acquis pendant que les besogneux sont en apnée.
Dans le débat sur la 5, deux interventions étaient contradictoires; celle d’Alain Finkielkraut dont on connaît l’affection pour le multiculturalisme. On sait que depuis plus d´une quinzaine d´années il pense sauver la civilisation occidentale en combattant la communauté musulmane, déniant de ce fait, à la République d´être une société multiculturelle ,exception faite de la culture fondement de son identité originelle. Il explique le mal-être français par le brunissement des Français. On l’aura compris, tout son argumentaire dans l’émission tourne autour de l’identité européenne qu’il dit menacée par ces hordes barbares (les Arabes,les immigrés, les Noirs). Citant à tour de bras Montaigne et Levy Strauss, chantre lui aussi, de la supériorité de l’Occident, il déclare: «On échange à partir de ce qu’on est. Si on n’a plus rien à échanger on devient un carrefour, une salle des pas perdus…Gardons notre identité.»
Laquelle d’identité Monsieur Finkielkraut? Celle des Français de souche depuis Vercingétorix, celle de ces « épaves maghrébines » entre deux mondes qui sont en France depuis plus d’un siècle, à la fois tirailleurs sur les champs de bataille pour sauver la France puis ces tirailleurs bétons pour la reconstruire, ou celle de ces Français de «profession» depuis quelques décades qui sont plus royalistes que le roi?
Pour Abdennour Bedar, l’Occident s’arroge le droit de construire l’universel tout seul. Nous sommes deux civilisations en face de la liberté. Il prône un universel commun en citant Paul Ricoeur. Là encore il cite le philosophe Ibn Arabi – ignoré en Occident au nom de la suprématie du sens- qui parlait de l’égalité des religions et des cultures. Il ajoute qu’il ne croit pas que les civilisations soient autosuffisantes, mais se complètent. Il parle de confluence.
On le voit, les positions sont diamétralement opposées, A Finkielkraut arc-bouté sur «son» pré carré de l’Europe qu’il veut aseptisée de ces scories allogènes pour garder le monopole du sens.
Abdennour Bedar, lui, parle de convivialité des religions pour un apaisement de la condition humaine qui doit s’inventer une nouvelle manière de vivre. «La plus grande caractéristique de la civilisation orientale est de connaître le contentement, alors que celle de l’Occident est de ne pas le connaître.» Cette maxime de Hu-Shih résume à elle seule la boulimie sans retenue de la civilisation du » toujours plus » qui amènera la planète au chaos. Ce n’est pas simplement l’Occident qui va décliner, ce sont tous les peuples qui vont le suivre dans une descente aux abimes pour n’avoir pas à temps été économes en tout…
1. Le Déclin de l’Occident: Encyclopédie Wikipédia
2. Discours accablant du roi des Belges aux missionnaires Léopold II en 1883
3. C.E Chitour http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=18575
4. Etude du PNAC Programm for new Amercan Century
5. Rapport de la CIA «Le monde en 2025» le 26/2/2010
6. K.Mahbubani: The Irresistible Shift of Global Power to the East, septembre 2008
7. C.E.Chitour: L’Occident à la conquête du Monde.ed. Enag. Alger. 2009
8. Marguerite Yourcenar, Mount Desert Island, 1958 dans Bernard Dugué Décadence ou déclin de nos sociétés Agoravox mercredi 18 mars 2009 9.http://laveritedesmasques.blogs.nouvelobs.com/tag/abdennour+bidar 03/10/2012
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