Les États-Unis sont-ils vraiment une démocratie ?
août 9, 2012
Sur la scène internationale, les États-Unis se présentent volontiers comme les champions d’une démocratie qu’ils perçoivent comme un bien d’exportation. Pourtant les conditions de vote aux États-Unis se caractérisent par un archaïsme qui peut sembler surprenant.
Par Roseline Letteron.
Le caractère démocratique du régime américain constitue une sorte de dogme incontestable et incontesté. Tocqueville observait déjà que le mouvement démocratique avait modelé la forme du gouvernement, des lois, et de l’organisation politique. Même s’il s’interrogeait sur les risques d’une éventuelle tyrannie de la majorité, il ne contestait pas que les États-Unis sont le fruit d’une impulsion démocratique. Cette affirmation est renforcée par l’amalgame traditionnellement réalisé entre l’État de droit et la démocratie. Dès lors que le système américain est un État de droit, il est nécessairement une démocratie, et il n’est pas nécessaire de s’interroger plus avant.
Bush v. Gore
Les années récentes ont pourtant suscité des interrogations nouvelles. Personne n’a oublié l’élection de George Bush en 2000, marquée par un recomptage des voix en Floride, sous l’autorité de Jeb Brush, frère du candidat et gouverneur de cet État. Un contentieux a suivi, et l’élection a finalement été acquise par une décision de la Cour Suprême Bush v. Gore, par cinq voix contre quatre.
Depuis cette élection particulièrement désastreuse pour l’image de la démocratie américaine, beaucoup de voix se sont fait entendre, pour demander une réforme électorale. Il est impossible d’envisager la modification d’un mode de scrutin indirect, qui impose l’élection d’un collège électoral, qui désignera ensuite le vainqueur de la consultation. Le Président peut donc être élu avec moins de suffrages populaires que son adversaire, s’il parvient à réunir davantage de grands électeurs. Une évolution dans ce domaine supposerait une révision constitutionnelle, pratiquement impossible aux États-Unis. Seules l’inscription des électeurs et les modalités concrètes du vote peuvent être modifiées, même s’il convient de rappeler que l’organisation du droit de suffrage ne relève pas du droit fédéral mais de celui des États fédérés.
Dans l’état actuel des choses, les conditions de vote aux États-Unis se caractérisent par un archaïsme qui peut sembler surprenant, mais qui semble donner satisfaction aux Républicains comme aux Démocrates.
L’absence de liste électorale unique
Dans un pays qui pratique volontiers le fichage systématique de sa population, il n’existe pas de liste électorale unique. On dénombre pas moins de 13 000 listes différentes, élaborées non seulement au niveau des États, mais aussi à ceux des comtés, des villes ou des municipalités. Conséquence, il est pratiquement impossible de contrôler sérieusement les inscriptions multiples. Une commission bipartisane coprésidée par Jimmy Carter et James Baker en 2005, puis une étude de février 2012 du Pew Center on the States ont mis en lumière le chaos régnant dans les listes électorales. 1 800 000 morts figurent sur les listes, 2 750 000 électeurs sont inscrits dans plusieurs États, dont 140 000 dans quatre États à la fois. Ces travaux ont dénoncé l’absence d' »interopérabilité » entre les différents systèmes informatiques gérant les listes dans les différents États, sans que ces travaux soient réellement suivis d’effet.
L’identité électorale, instrument d’exclusion
Huit États ont récemment voté des textes précisant les conditions d’une identité électorale, mais dix neuf autres n’exigent aucun document des électeurs inscrits sur les listes. Que l’on ne s’y trompe pas cependant, la notion d’identité électorale est utilisée comme un instrument d’exclusion des plus pauvres et des minorités.
C’est ainsi que le Texas a adopté en 2011 une loi exigeant des électeurs qu’ils présentent une pièce d’identité avec photo. Or, la carte d’identité n’est pas obligatoire au Texas. Les plus pauvres n’en possèdent pas, car elle n’est pas gratuite. Les personnes nées à l’étranger, notamment les hispaniques, n’en possèdent pas davantage, car ils ont des difficultés à obtenir les certificats de naissance nécessaires à son établissement. On considère ainsi que 21% des électeurs noirs et 18% des hispaniques se verraient ainsi exclus du vote.
La loi texane prévoit cependant que d’autres documents peuvent être utilisés pour justifier de l’identité électorale, dès lors qu’ils comportent une photo. Parmi ceux-ci, figure le port d’armes, mais pas la carte d’étudiant, choix intéressant si l’on considère que les titulaires du premier votent plutôt républicain, alors que les titulaires de la seconde votent largement démocrate.
Heureusement, le Texas fait partie des seize États contraints par le Voting Rights Acts de 1965 d’obtenir l’assentiment du Département fédéral de la justice avant toute modification de sa législation électorale. Il s’agissait alors de garantir la mise en oeuvre du XVè Amendement à la Constitution, interdisant de refuser le droit de vote à un citoyen américain pour des motifs raciaux. Le Procureur fédéral a donc rejeté la réforme engagée par le Texas, montrant ainsi que le suffrage universel demeure un combat dans les États jadis ségrégationnistes.
Le « Provisional Ballot », instrument de fraude
Cette situation catastrophique a évidemment déjà attiré l’attention des autorités fédérales. Devant le chaos régnant dans les listes électorales, le gouvernement a fait voter le Help America Vote Act en 2002. Ce texte autorise un vote conditionnel, ou plutôt conservatoire (Provisional Ballot). En pratique, lorsqu’une personne estime posséder le droit de vote, mais qu’elle n’apparaît pas sur les listes, ou qu’elle apparaît de manière erronée (erreur dans l’orthographe du nom ou fausse adresse), elle peut néanmoins voter, à titre conservatoire. Son vote sera ensuite validé ou non par une commission spéciale établie au niveau de chaque État. Cette commission est composée de magistrats, qui sont élus aux États-Unis, sur une base largement partisane.
Le « Provisional Ballot » n’a guère amélioré l’exercice du droit de vote. Il a, au contraire, suscité des pratiques d’une totale opacité. Des divergences d’interprétation sont apparues sur les critères susceptibles d’être pris en considération pour procéder à la validation du vote. En Ohio, une commission a récemment proposé de définir avec précision ces critères, mais ses propositions se sont heurtées à une fin de non-recevoir, après la victoire républicaine de 2010. N’est-il pas plus simple d’utiliser ce réservoir de votes acceptables ou récusables à volonté pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre ? La procédure conçue pour permettre aux exclus de voter est désormais un pur et simple instrument de fraude électorale.
Les États-Unis sont ils une démocratie ?
Ces tentatives d’exclusion légale ne font que s’ajouter à une exclusion plus profonde, et, il faut le dire, très ancienne. La plupart des études consacrées à cette question, et elles sont fort nombreuses, montrent que la moitié des électeurs potentiels américains ne sont pas inscrits sur les listes électorales. Il s’agit là d’une exclusion sociale, sans doute beaucoup plus grave encore que l’exclusion strictement juridique. Elle révèle en effet une perte de confiance totale dans le système électoral, voire dans le système politique en général. Elle montre aussi que la ségrégation sociale a succédé à la ségrégation juridique.
Sur la scène internationale, les États-Unis se présentent volontiers comme les champions d’une démocratie qu’ils perçoivent comme un bien d’exportation. Souvenons nous que les interventions en Irak comme en Afghanistan ont été justifiées par la nécessité d’introduire la démocratie dans ces pays. Mais la démocratie n’est pas seulement à usage externe, c’est aussi, l’instrument d’une cohésion sociale.
Les États-Unis sont-ils une démocratie ?
La question peut sembler provocante, mais elle mérite d’être posée.
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