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Requiem pour le minaret d’Alep


par Simone Lafleuriel-Zakri

mardi 4 juin 2013, par Comité Valmy

 

L’inacceptable nouvelle

La nouvelle est tombée un soir et, jusqu’à ce jour, personne ne veut ni ne peut la croire ! Le minaret de la grande mosquée d’Alep n’est plus ! Derrière lui, depuis des jours, la mosquée des Omayyades souffrait. Elle était défigurée ! Une partie du sanctuaire était en ruine et les livres sacrés avaient été volés ! l’édifice était déserté.

A tant de blessures sans doute, le vénérable édifice n’avait pas voulu survivre ni à tant d’affronts…A quoi bon vivre désormais !
Le minaret s’était écroulé et, avec lui, un inestimable témoignage du savoir-faire d’artisans qui, pendant plus de dix siècles, avaient si délicatement et intelligemment taillé et sculpté la pierre de ses quatre longues et si hautes façades !
Ce si haut minaret de la Grande Mosquée m’était si familier ! Mais à moi, bien sûr, bien moins qu’à tout ce peuple d’Alepins qui savaient détenir, en leur ville et en un sublime point d’orgue, et en leur grande Mosquée, un joyau. Ibn Jobayr le pèlerin le grand voyageur andalou disait déjà de la mosquée qu’elle était « l’une des plus belles et des plus magnifiques ….et que, d’ailleurs, elle était belle au-delà de toute description… »
Il avait en cela bien raison car comment dire de plus de la beauté de cet ensemble unique et de l’élégance et surtout de la grâce du minaret !
Mais la vue du minaret devait être encore plus inoubliable à tous les musulmans : Alépins ou étrangers, et qui venaient depuis tant de siècles, depuis sa construction, en 1090, sur l’ordre d’un sultan seljoukide, se recueillir et prier, travailler… vivre enfin, familièrement, à ses pieds !

Sabat Bahrat au plus près du minaret : le marché et en sous-sol des entrepôts…pillés !

Car la vie économique et sociale d’Alep se déroulait à la base même de cette tour incontournable qui, du haut de ses cinquante mètres, signalait l’entrée du vaste espace caché de ce que l’on nomme la Vieille ville : le M’diné. Il était presque invisible ce M’diné, du ciel ou des hautes terrasses voisines, et de l’entrelacs des ruelles desservant souks, khans et fabriques ou bains dans cet ensemble unique. Il s’y dissimulait aussi de vénérables mosquées à peine plus modestes, des écoles coraniques mais aussi publiques, de grands entrepôts voûtés en sous-sol, de grandes demeures sur cour qu’une porte minuscule ouvrait chichement pour le visiteur.

Rendez -vous au pied du minaret

La Ville d’Alep la plus authentique et ancienne se déployait juste derrière, vers l’est et vers le sud, et c’était là que tout Alepin devait se rendre car toute activité d’importance continuait à se décider là ! Et c’était là au pied du minaret que commençait toute l’activité qui faisait de la Vieille Ville, le cœur battant très fort d’Alep ! Au pied du minaret, il se faisait, là et en permanence un trafic intense et sans doute depuis que le parvis de la cathédrale construite – ou agrandie- au quatrième ou cinquième siècle par un évêque chrétien, ne devienne le site où fut construite la Grande Mosquée. Depuis toujours y convergeait à partir de la célèbre place moderne des Sept Fontaines (Sabat Bahrat), une noria de taxis et de véhicules en tout genre.

Sabat Bahrat au plus près du minaret : le marché et en sous-sol des entrepôts…pillés !

Elle y déposait marchands et pèlerins, voyageurs et autochtones venus de tous les quartiers y compris des plus huppés, mais encore des villages des environs et de la steppe ; et encore dignitaires religieux souvent en turbans parfaitement et savamment plissés, et simples portefaix : vendeurs, changeurs en toute monnaie en usage dans le monde aux boutiques plus ou moins discrètes. Y travaillaient ou y passaient encore antiquaires ou brocanteurs et des artisans aussi, et tant d’autres sans doute : flâneurs, oisifs, poètes et artistes alépins, nombreux dans le quartier et mendiants respectés qui savaient, là, être acceptés et aidés, installés depuis des siècles, eux aussi, à l’ombre des hautes voûtes de la galerie, et au plus proche du porche de l’entrée… ! A vrai dire, depuis des siècles, des touristes de toutes origines ont raconté, éblouis, l’intense vie économique d’Alep qu’ils découvraient dans cette partie la plus ancienne de la ville ! Jean Baptiste Tavernier y passa à plusieurs reprises en allant en Perse vers le milieu du 18e siècle, car, écrit-il dans le chapitre II des « Six voyages en Turquie et en Perse » et au titre de « Description d’Alep qui est aujourd’hui la ville capitale de la Syrie… » :
« C’est l’une des plus célèbres villes de Turquie, tant pour sa grandeur et sa beauté que par la bonté de l’air, accompagnée de l’abondance de toutes choses, et pour le grand commerce qui s’y fait par toutes les nations du monde qui y abordent »
C’est au pied du minaret qu’arrivaient ou s’embarquaient par la mer proche ou la steppe, les grandes caravanes. Elles se rassemblaient là ou près de la citadelle pour approvisionner – ou se fournir dans leurs entrepôts – les marchés de Constantinople ou du Caire ou d’Ispahan et de Bassora, Mossoul, Bagdad ou Babylone et de l’Inde pour ne citer que les grands centres économiques d’un Orient proche ou extrême d’alors La Chine était déjà tout aussi présente que dans ces dernières années passées.

Dix portes pour rejoindre le minaret

Bâb Quinessrin

La foule était déjà constante à l’extérieur et à l’intérieur des remparts de la ville. L’entrée, précise le voyageur, se fait « dans la ville par dix portes qui non ni fossés ni pont-levis…. » et par ses portes, et comme il y a moins de trois ans, se croisaient des négociants de tous les endroits du monde sans parler des Turcs, Arabes, persans, indiens. Il y a toujours à Alep quantité de Français ; d’Italiens, d’Anglais et de Hollandais car raconte toujours Tavernier : « il s’y fait un grand trafic d’étoffes de soie et de camelots de poil de chèvre ; mais principalement de noix de galle et de valanede qui est la coque du gland, sans quoi les corroyeurs ne peuvent bien préparer leurs cuirs…Il s’y fait aussi grand négoce de savon ! »
Le minaret en 1832, faillit s’effondrer comme une bonne partie de la ville et les villages voisins pendant le terrible tremblement de terre qui ouvrit dans son flanc une longue crevasse Mais, depuis des siècles, il voyait le monde défiler sous ses pieds et accourir les acteurs du grand commerce international.. Comme hier, et bien avant et comme ces dernières années aussi, il ne retrouvait à sa base un semblant de paix que tard et bien après la nuit tombée… Et encore ! Pendant les nuits de ramadan, toute la ville convergeait vers les marchés qui s’étalant au plus près des murs de la mosquée, prenaient leurs aises dans un joyeux et libre désordre. Et bien sûr, tous les badauds déambulaient à plaisir dans le souk ouvert jusque tard dans la nuit !
C’était au bout de l’avenue qui filait vers la vieille ville que le taxi me déposait, de jour comme de nuit, et le plus souvent.…Il me ramenait au minaret, et en toute sécurité, des quartiers plus modernes de l’ouest d’Alep où j’allais rencontrer proches et amis !
Il est vrai aussi que je faisais souvent des infidélités à ce lieu historique mais par une autre entrée dans la vieille ville et dans mon quartier : par la toute aussi célèbre Porte de Qinnesrin ! De là, vers le sud et la campagne d’autrefois, même les Romains, en leur temps, se rendaient à Qinnesrin : l’antique Chalchis de Belos, la moderne Al ‘Iss à moins de trente kilomètres. Le gros bourg agricole ne retient plus aucun visiteur même si le Qouweik vient y perdre ses dernières forces, dans les marécages du Ghaouâr, en direction du désert, et au sud d’Ebla, A la porte de Quinnesrin, les véhicules étaient obligés de laisser là leurs passagers et redescendaient en longeant la muraille vers Kallaseh et la ville moderne ! A partir de cette porte comme à partir du minaret aucun véhicule ne pouvait entrer dan le dédale des ruelles de la vénérable vieille et authentique Alep.

En passant par la mosquée

A partir du minaret, je rentrais chez moi mais le plus souvent par le souk et par cette entrée la plus proche du minaret. Ensuite, je ne quittais ce dédale de ruelles dont je reconnaissais toutes les boutiques et beaucoup de leurs marchands qu’à quelques centaines de mètres vers l’est, vers le haut, vers la haute porte de la citadelle. Mon arrivée dans le souk se faisait donc le plus souvent encore par la ruelle qui, aux étrangers et aux femmes non voilées à qui étaient distribués des capuchons couleur poussière, donnait droit d’entrée vers la grande cour et le sanctuaire. Je ne manquais jamais de jeter un coup d’œil à la longue galerie voûtée où se tenaient assis les aveugles récitant en les psalmodiant pour les passants, les versets du coran ! A partir du seuil de pierre, les fidèles se pressaient ou flânaient dans la cour, du côté de l’ombre en été..
Je me mêlais aussi quelquefois à la foule… J’accompagnais des amis ou j’allais sous ces coupoles et au plus près du mihrab, m’asseoir, me reposer un moment et observer les Alépins au plus près de chez eux. Pour tout musulman et tout autre visiteur, du moins fidèle au plus familier, l’intérieur du sanctuaire – mais comme tout intérieur de mosquée – n’est pas seulement un lieu de prière ou de recueillement !
Je me mêlais aussi quelquefois à la foule… J’accompagnais des amis ou j’allais sous ces coupoles et au plus près du mihrab, m’asseoir, me reposer un moment et observer les Alépins au plus près de chez eux. Pour tout musulman et tout autre visiteur, du moins fidèle au plus familier, l’intérieur du sanctuaire – mais comme tout intérieur de mosquée – n’est pas seulement un lieu de prière ou de recueillement ! Je constatais souvent – cela me faisait plaisir et que ce soit comme à Qom en Iran ou à la Mosquée bleue d’Istanbul- cette évidence que tout sanctuaire est un lieu de repos, de conversation, de rencontres pour affaires, de rendez-vous discrets mais aussi le réceptacle des premières confidences d’amoureux dûment chaperonnés par une vieille parente complaisante !

le portique aux aveugles aujourd’hui désert

Rendez- vous à la Grande Mosquée

A l’ombre du minaret exactement…

Mille et un achats dans le souk

La rue étroite et pavée qui conduisait tout un chacun et en foule dense vers l’entrée du souk couvert sentait bon et le sucre des confiseurs et les fruits de saison ! A ma droite, les marchands de loukoums et fruits confits succédaient aux vendeurs d’ustensiles de cuisine ou d’objets en bois tourné et tout ce qu’il faut pour mettre en sécurité chez soi, dans des coffres-forts toutes tailles, l’argent amassé gagné au souk. A gauche, et tout au long du haut mur ouest de la mosquée, on pouvait juger de l’arrivée sur le marché, au printemps, des tout premiers et beaux produits frais.
Les beaux jours se signalaient par la présence des fraises ou des cerises venues des vergers de la région verdoyante proche d’Ariha, des roses à peine écloses déposées délicatement sur des vanneries et très attendues pour les sirops et la confiture, ou encore nées dans la steppe, de la truffe du désert ou des sables : un met très apprécié qui devait accompagner un plat de viande. C’est le précieux qammayé (la terfèze maghrébine) – qui ne vit en Méditerranée que lié à un gracile arbuste l’hélianthème mais comme l’est notre truffe -d’une autre espèce – à son chêne, son charme, ou son noisetier. Il faut le savoir, nos botanistes distingués disent de ce champignon en forme de petite outre, qu’il ne s’agit que de l’ascocarpe d’un ascomycète hypogé !

Au souk, le temps des cerises

Un salut et une dégustation d’un loukoum offert immanquablement par un ami de la famille et spécialiste en douceurs, macarons et autres confiseries à la célèbre pistache d’Alep, et à l’abricot – elles offertes sous toutes les formes : en rouleaux en bonbons, en paquets de pâtes pliées et dorées vendues à la livre ou au kilo – je m’engouffrais dans le labyrinthe ombreux et tout voûté du souk ! Mais les dernières boutiques, avant l‘entrée dans le si ancien mais aussi si mythique et prestigieux marché, vendaient d’aussi délicieuses friandises délicatement enveloppées et enrubannées et soigneusement cachées au cœur de jolis emballages. Elles étaient aussi offertes à la gourmandise des passants en boîtes bien alignées, ou enfermées dans des bocaux de verre : de délicates piles d’amandes, des loukoums de Turquie, gâteaux fourrés de graines diverses et même ornés de pétales de roses ; fruits secs : noix ou raisins de Corinthe ou d’ailleurs ou figues des régions kurdes ou des vergers d’Alep ; dattes des déserts alentours ou d’autres oasis plus lointaines…

Sous les voûtes antiques, passé le souk des cordes aux échoppes minuscules adossées et collées au mur sud de la grande Mosquée, je faisais une première halte pour, juste après un coude brusque, emprunter non sans difficulté tant la foule y était toujours dense, une toute petite et très étroite allée. A sa gauche, je devais m’arrêter chez deux ou trois vendeurs de savons. Mais pas pour acheter seulement du savon d’Alep. Non ! Je voulais une jolie boîte de six savons très blancs que je ne trouvais qu’ici ! Le très souriant marchand arménien avait, mais même pas mis en évidence, de ce savon très pur, à l’huile d’olive et fabriqué à froid, à Kassab, la jolie ville d’estivage, toute proche de la frontière turque. Kassab est, posée sur un repli ensoleillé de sa montagne, encore noyée dans la grande et très sauvage forêt qui domine la côte. Quand, à mon dernier été en Syrie, j’y accompagne des amis, nous y découvrons que, très chrétienne arménienne mais de tout rite : catholique, orthodoxe, etc, on compte à kassab et les environs, de nombreuses églises à toits rouges !
Bien sûr acheter du savon d’Alep, à Alep, m’était une excellente occasion d’aller faire un tour dans les diverses fabriques : dans les masbanat ou masaben ( ?) installées dans d’anciens immenses bâtiments : savonnerie proches du Bimaristan Arghouni al-Kamili, en bas de chez moi et vers Bab Qinnesrin, ou très haut au nord de la citadelle et dans le quartier de la Porte de la Victoire :Bab al Nasr et toute proche de la belle mosquée et madrassa al Othmaniya, ou encore à l’écart du quartier des étameurs et des cuivres.

Savons d’Alep au séchage

L’intrusion dans le monde affairé du souk me remplissait illico d’un sentiment étrange. J’étais soudain l’une des dames de Bagdad, chargées par ses sœurs d’aller faire les courses avant un étrange festin comme il est si bien raconté dans le conte des Mille et une Nuits : celui des « Trois Calenders fils de rois et des cinq dames de Bagdad. C’est avec le même plaisir gourmand que je faisais mes achats mais sans l’aide d’un porteur pourtant en quête de client y compris dans les souks d’Alep. Je pouvais ressortir de ma poche ce morceau d’anthologie. Je savais presque par cœur la liste des emplettes de « la jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de mousseline ». Je ne résistais jamais au plaisir d’en chantonner de mémoire les mots quand je m’approchais des étals pour y acquérir quelque produit convoité. Cette liste d’un temps plus médiéval pouvait en effet, et il y a peu de temps encore d’avant le chaos actuel, être exécutée dans les mille et une boutiques aujourd’hui dévastées et aux voûtes écroulées.
Et voici ce que, choisissait la Dame de Bagdad, suivie sur un signe par le porteur, dans les petites échoppes du souk après avoir discrètement acheté une grosse cruche d’un vin excellent chez un vieux chrétien à barbe blanche, :
« la dame s’arrête à la boutique d’un vendeur de fruits et de fleurs ». – la boutique de mon vendeur à moi au souk d’Alep avait des légumes superbes mais aussi de la confiture de rose faite maison dans le frigidaire de son minuscule magasin et du très bon miel ! Ce jeune vendeur était installé dans un recoin juste en face de la sortie du boyau étroit où se tenait mon marchand de savon de Kassab

« Elle choisit plusieurs sortes de pommes, d’abricots, de pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin ….Elle dit au porteur de mettre tout cela dans son panier et de la suivre…A une autre boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, des petits concombres, de la percepierre et autres herbes, le tout confit dans du vinaigre ; à une autre, des pistaches, des noix, des noisettes et des pignons, des amandes et d’autres fruits semblables ; à une autre encore, elle acheta toutes sortes de pâtes d’amandes …Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, de poivre gingembre, d’un gros morceau d’ambre gris et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de le suivre… Alors ils marchèrent tous deux jusqu’ à ce qu’ils arrivent…. »

épices

qarabij Kata yef fourrés de crème de lait de printemps

loukoums

Gazel babat

Elle acheta des cacahouètes et des amandes salées, des noix de cajou, des lokoums, des qarabijs, des gazel banat, des mabroumeh, du halva, du café… !

– L’allée de la soie et de foulards

A ce point de mes courses, j’arrivai au plus haut de l’allée principale, mais sans avoir auparavant fait une courte visite aux marchands de châles et autre foulards de soie. Le plus souvent je prenais le thé en leur compagnie. Il y était en permanence offert ! Plusieurs ancienne familles alépines se partageaient les bénéfices de ce commerce destiné tant aux femmes bédouines des environs qu’aux touristes de plus en plus nombreux dans le souk ; les ateliers de sérigraphie et les teinturiers des foulards multicolores s’activaient juste un peu plus haut sur les terrasses et le toit du souk, installés à l’air libre. Sur des grands tables étaient posés les cadres pour l’encrage et le tamponnage des carrés de soie, ceux-ci devenus rares, et aussi et de plus en plus souvent de nylon ! La soie est devenue chère et principalement venue de Chine.

Pourtant la région syrienne de Dreikish et dans la montagne proche de Maysiaf, au sud-ouest de Homs en produit encore ou en produisait… et quelques rares familles se font ou se faisaient – je ne sais plus si tout doit être mis au passé – de l’élevage des vers, une spécialité ! Déjà depuis plusieurs années ils n’étaient que quelques-uns encore à s’intéresser au tissage et à la confection des foulards de ce textile aux qualités incomparables. Dreikish est connue pour une excellente source minérale mais mon ami du souk artisanal de Khan Chouné me fournissait, en provenance de ce village, de la bourre de soie recherchée par quelques puristes mais encore par des clients de plus nombreux à être allergiques au polyester. La bourre m’était nécessaire pour remplir mais aussi avec du bon coton,-de précieux et confortables coussins très utiles par les très chaudes nuits d’été. Les foulards étendus au-dessus de nos têtes comme des étendards de toutes couleurs et aux dessins à motifs traditionnels codifiés achevaient de sécher et claquaient dans le vent étendus sur des fils parfois tout à côté d’écheveaux à peine passés dans la teinture et passés sur des perches de bois.
Chargée de mes emplettes, il ne me restait plus qu’à regagner le haut du souk et près de la citadelle, à retrouver ma maison ! Mais je n’étais jamais pressée !
Il me fallait prendre à droite, au coin où se dressait la fontaine, l’allée qui me faisait traverser le souk des bédouins, du coton et de la laine mais encore des artisans du cuir qui reproduisaient exactement de ceintures de marque de toutes tailles.

souk du coton

Une d’artisans amis fabriquait pour moi de très belles couvertures en satin matelassé mais j’allais souvent chez le fils établi à Khan Chouné, prendre un café et piquer sur sa machine quelque pièce d’un tissu trouvé un peu plus bas dans la partie du souk qui lui est réservé ! Et enfin j’étais presque chez moi, mais il y avait sur ma route, dans le quartier de la mosquée dont j’entendais prononcer le nom : djamé al-Adliyé. Ce nom était d’une grande famille ancienne et le grand khan appartenait en partie à notre meilleur ami : un antiquaire ! Il y avait toujours chez lui, assis dans son magasin, celle de ses frères ou dans la belle cour commune de ce khan aux étages occupés par les négociants du coton, des touristes invités à se reposer un instant, à prendre un thé ou un café. Ils pouvaient aller jeter, mais seulement s’ils en avaient envie, un coup d’œil, dans les boutiques, sur les tapis, les broderies, les robes traditionnelles, les tissus brodés, les objets en verre ou en cuivre, les bijoux souvent fabriqués par ces garçons artistes, les meubles marquetés qui, tous, étaient joliment présentés dans leurs trois ou quatre échoppes

La boutique des amis Sabbagh à Khan Chouné

le khan adiliyé des amis de la citadelle

– Les nuits d’Alep au pied du minaret

Le soir à peine les boutiques refermées et la cour désertée par les gens du souk, le lieu appartenait à un groupe d’amies et d’amis. Tous se retrouvaient, se rassemblaient, improvisaient des repas à la dernière minute, obligés de redescendre en hâte pour, dans le souk des épices, des bouchers et des traiteurs et chez l’ami vendeur de légumes et de fruits, pour y trouver les ingrédients listés par les cuisiniers improvisés.
Nous avions, là, dans ce grand khan, le lieu le plus convivial de ce haut du m’diné et le plus chaleureux ! la soirée se terminait souvent au pied de la citadelle dans un de ces cafés populaires et ces restaurants où régnait, le soir et à peine le beau temps installé, une atmosphère de ville de vacances.
Tout le quartier, du minaret à la citadelle, était devenu, la nuit bien installée et jusqu’aux premières heures du jour, le lieu de rencontre des gens de la ville moderne et des habitants des quartiers proches. Tous étaient attirés par ses boutiques et les ruelles bien éclairées le soir, par ses promeneurs et ses cafés et ses restaurants de plus en plus nombreux. Le pourtour de la citadelle était piétonnier ! En foule, les promeneurs arrivaient chez nous, comme nous le disions entre nous, de l’est et du nord populaires ou de l’ouest aisé et même snob, en remontant des pieds du minaret jusqu’aux premières pentes de la citadelle… Il fallait attendre les heures de la première prière et la montée multiple des chants des muezzins pour voir les rues se vider et le silence s’installer pour les quelques courtes heures de sommeil prises par les habitants des discrètes ou si belles demeures du quartier. Puis très vite les rideaux des boutiques se relevant en claquant signalaient le retour des activités sérieuses dans le m’diné, tout autour de la grande Mosquée des Omeyyades et au pied de son magnifique minaret.

la jolie cour du khan Chouné et la citadelle juste en face

– Le minaret n’est plus !

Le m’diné est ruiné, les boutiques et les khans, pillés ; le quartier, très dangereux, est interdit à la plupart de ses habitants. Ceux qui y demeurent comme certains de nos voisins se terrent et ne donnent de leurs nouvelles que rarement et difficilement. Les grands immeubles comme les murs des souks ou les voûtes des allées sont écroulés. Il semble que le grand et luxueux hôtel installé dans l’ancien vaste hôpital juste à la porte de la citadelle ait été occupé et on y soignerait maintenant des blessés…

Il n’y a plus de vie possible de la citadelle jusqu’à la mosquée et tout autour du minaret..
Et plus de minaret !
Dans le ciel d’Alep désormais orphelin, les pigeons qui déployaient en toute liberté leurs vols élégants au-dessus de la Vieille Ville et de ses terrasses sont cloués au sol par le bruit des combats.

les pigeons du vieux alepin qui n’a plus de maison !

Je sais que le vieux propriétaire, un proche voisin, n’a plus de maison. Les volatiles de prix, dans notre quartier aux mains de rebelles très islamistes, ont perdu avec la haute tour, leur magnifique repère. Et personne n’a sans doute plus à cœur de suivre leurs évolutions guidées par le chiffon au bâton tenu à bout de bras de leurs propriétaires tant, pour eux s’aventurer sur les hautes terrasses, est devenu dangereux. Les volatiles ont peut-être été rôtis, ou ont servi de cible pour des snippers de temps à autre un instant désœuvrés. Au mieux, les oiseaux sont peut-être consignés dans leurs cages pour cause d’affrontements et d’occupation des lieux par les combattants armés.

Comment se résigner et croire à tant de destructions dans cette ville si ancienne et dans tout le pays !
C’est un malheur immense et le minaret absent rappellera sans cesse que le malheur subi par la ville d’Alep inscrite sur la liste du patrimoine mondial, est irréparable ! Jamais, jamais personne ne pourra faire revivre avant longtemps la vie si riche d’avant, dans ce lieu de rendez-vous inoubliables, dans cette ville au passé plusieurs fois millénaire sur lequel veillait en un témoin que l’on croyait indestructible, le minaret incomparable de la Mosquée omeyyade d’Alep..

Simone Lafleuriel-Zakri mai 2013

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